les carnets de JJS, page 12
Les fileuses de Vélasquez (2)
Donc (voir la page de carnet précédente), voici le résumé du conte d’Ovide :
Arachné, jeune fille du peuple, de fait simple mortelle, est une tisserande. Son travail est tel que sa réputation est immense et va jusqu’au Nymphes. On suppose alors qu’elle doit la qualité de son art à la déesse Athéna. Elle s’en défend en proclamant qu’elle ne doit rien aux dieux. Athéna vient la voir, déguisée en vieille femme pour lui recommander plus d’humilité, mais Arachné la rabroue et leur rivalité affichée ne peut se dénouer qu’avec un duel de tisserandes. Athéna met en scène les dieux dans toute leur splendeur, les mortels remis à leur place tandis qu’Arachné s’inspire d’épisodes où les dieux se griment pour duper les mortels, en particulier l’enlèvement d’Europe. La qualité de l’ouvrage tant que le sujet choisi par Arachné irritent la déesse qui, de colère, déchire le travail de la mortelle et la frappe avec sa navette. Celle-ci va se pendre de désespoir mais Athéna la gracie tout en la condamnant à rester suspendue pour toujours, transformée en araignée.
Alors, on peut concevoir que Vélasquez nous entrouvre le rideau juste au moment où Athéna sermonne Arachné, ce que nous indique le doigt levé. Mais est-ce avant ou après le duel ? Certains spécialistes disent que c’est au moment du défi. Pour ma part, la toile de fond, l’enlèvement d’Europe, est celle tissée par Arachné, comme le conte Ovide, et donc la scène est celle de la condamnation. C’est là, justement, que le problème crucial émerge. La rivalité des hommes et des dieux est la question fondamentale : quelle est la place de chacun dans la conception métaphysique du monde ? Tisser, c’est concevoir. Tisser, c’est organiser le monde. Quel est le rôle, le lieu, la part de liberté de l’Homme ?
Les rapports entre les différents plans du tableau, avec leurs similitudes (nombre de personnages) et leurs différences (éclat de l’arrière-plan et pénombre du premier plan) sont démultipliés par la provocation de la toile d’Arachné tout au fond, l’ouverture du rideau tout devant : Vélasquez, en tant que peintre, et nous, en tant que spectateurs, sommes embarqués dans ce questionnement. Dans les Ménines, Vélasquez se met en scène et joue des miroirs entre les différentes catégories de la société. Dans les Fileuses, il est présent comme auteur de la toile de fond copiée sur le Titien, mais il nous entraîne aussi en nous invitant par le rideau entrouvert vers une réflexion qui concerne l’espace réservé à la condition humaine.
La Fille de Jade est une cousine d’Arachné. Fileuse, tisseuse, elle est actrice de la présence au monde. Et sa navette va aux confins du monde pour questionner l’insondable, le domaine d’Athéna.
JJ Sagot
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