Pédagogie et didactique
Aspects didactiques et pédagogiques
de l’enseignement du taijiquan au lycée 1991/2011
De l’expérience à l’institutionnalisation
Durant les premières années, au collège de Vergt (1988/1990), l’introduction du taijiquan se fait d’une façon très expérimentale, voire empirique, hors champ de l’EPS proprement dit, sous forme d’ateliers libres entre 12 et 14h. Le contexte administratif favorable, le lieu très champêtre en permettent l’installation progressive.
Le contenu se limite alors à l’apprentissage d’une forme (suite de postures) de style Yang et à la pratique de tuishous (exercices à 2) simples. Il s’agit simplement de plaquer des contenus acquis en dehors du cadre de l’éducation nationale.
Dès la deuxième année, cette expérience « sauvage »dont la nouveauté et l’exotisme constituent les bases d’un succès rapide, tant auprès des élèves que des responsables, s’engage sur une nouvelle phase : la création officielle d’ « ateliers »inscrits à l’emploi du temps ainsi que l’introduction de ces techniques dans le cadre de l’EPS.
Les ateliers, fréquentés également par quelques professeurs, s’agrémentent de techniques du souffle (qi gong) et d’exercices collectifs. Quant aux séances d’EPS, elles incorporent des exercices préparatoires piochés dans le domaine des arts chinois dans ce que le jargon sportif appelle « échauffement ».
On parle déjà à cette époque là de « stress », des difficultés des élèves à rester attentifs, si bien que l’institution, ayant classé le collège en « ZEP » c’est-à-dire « zone à éducation prioritaire » propose que les ateliers de taiji soient organisés en « PAE » c’est à dire en « projet d’action éducative ». Le dossier est monté et accepté, c’est déjà un premier pas vers une institutionnalisation. Ce PEA ne verra pas le jour, car JJ Sagot ayant la possibilité d’être muté au tout neuf Lycée Jay de Beaufort à Périgueux, rejoint cet établissement pour son ouverture à la rentrée 1991.
Tout étant à construire, en particulier les contenus de l’EPS, le taijiquan trouve immédiatement sa place dans un contexte très innovant. Il entre à part entière dans les séances d’EPS et est proposé de surcroît lors de plages horaires détachées pour les élèves internes et les volontaires. Le contenu des séances doit donc s’adapter à ce nouveau schéma : les élèves de première ont le choix d’un « menu » d’EPS où leur est proposé un trimestre entier de taijiquan : 10 à 12 séances où ils peuvent apprendre un enchaînement d’une douzaine de postures (forme très courte basée sur les postures essentielles du style Yang) et où ils ont le temps de découvrir les subtilités du tuishou. Quant aux ateliers, ils relaient ce qui avait été expérimenté préalablement au collège. De nouveau l’accueil est très favorable, tant de la part de l’administration que des élèves et des professeurs, et l’agrément du taijiquan comme APS, « activité physique et sportive »se fait sans problème. L’EPS est alors, dans le contexte national, en pleine ouverture, et les conditions particulières du lycée, en pleine création, favorisent cet embryon d’institutionnalisation.
Cependant, le public est nouveau, le lycéen n’est pas le collégien… et l’enseignement va devoir s’adapter.
A la rentrée 93, le taijiquan est proposé à toutes les classes (secondes, premières, terminales). Il s’agit alors de construire un cadre beaucoup plus élaboré, plus diversifié, avec des contenus répertoriés allant vers une évaluation du même type que les autres activités (notation trimestrielle). C’est pourquoi les classes de terminale doivent alors apprendre un enchaînement de postures (ce sera la forme dite en 13 postures, forme raccourcie du style Cheng Man Ching) qu’ils présentent, à la fin du cycle, pour obtenir une note au baccalauréat (l’EPS étant évaluée en contrôle en cours de formation, c’est-à-dire que le professeur est habilité à donner une note en fin de trimestre sur une épreuve clôturant le cycle d’activité, la moyenne des 3 notes constituant la note au baccalauréat coefficient 2). Le taijiquan est donc déjà au baccalauréat… Quant aux autres classes (secondes et terminales), la curiosité vers un domaine nouveau (arts martiaux, techniques de relaxation) incite à ouvrir le cadre strict de l’éducation physique. Le professeur invite des intervenants extérieurs à proposer, lors de séances ponctuelles, leur propre activité. Ainsi, les élèves peuvent découvrir directement en situation des activités telles que le yoga, le karaté, l’aïkido. Chaque séance se termine par le jeu de questions –réponses, et, à la fin du cycle, un retour sur ces expériences permet de les replacer dans une réflexion culturelle.
Les ateliers du soir vont rapidement changer de contenu et de perspective pour s’installer dans un projet culturel plus large. En collaboration avec une professeure de lettres, l’enseignement proposé s’élargit : la séance hebdomadaire de taijiquan est complétée par une autre séance où sont abordés et étudiés d’autres arts chinois : la poésie et la calligraphie. Un intervenant éminent vient alors prêter main forte : Patrick Carré, écrivain, traducteur du chinois, du tibétain, du sanskrit, directeur littéraire chez Fayard, propose une introduction à la culture extrême-orientale, aux élèves qui, d’une technique corporelle, découvrent un immense champ culturel bien éloigné du leur.
Le contenu des séances de taiji s’ouvre alors beaucoup plus aux aspects théoriques, la demande des élèves étant influencée par la séance culturelle. C’est ainsi que, durant cette période, deux abords bien distincts du taiji sont proposés : dans le contexte des cours d’EPS, la production corporelle et lors des ateliers, la facette culturelle et artistique.
En 1995, les nouveaux textes officiels régissant l’EPS au lycée entrent réellement en vigueur. Ils permettent d’asseoir définitivement le taijiquan comme APS à part entière. Ils ouvrent également une nouvelle possibilité : créer une option EPS au baccalauréat. L’occasion est saisie : une option taijiquan est proposée. Une progression vers ce qui est défini comme un « haut niveau » est exigée, de même qu’un référentiel d’évaluation ad hoc. Ils sont agréés l’un et l’autre par l’Inspection pédagogique régionale, alors compétente en la matière, et l’option taijiquan au baccalauréat est instituée… 3heures hebdomadaires sur 3 ans : le cadre s’est considérablement élargi et les perspectives sont à long terme.
Se posent à ce moment de nouvelles questions : Quels objectifs ? Quels contenus ? Quelle organisation ? Quel type d’évaluation ?
Un nouvel axe va progressivement se mettre en place : le socle de base est dorénavant bien installé sur le côté martial du taijiquan. D’une part, ce choix colle bien à l’ontologie du taijiquan. D’autre part, il permet d’intéresser bien de nouveaux élèves. Ce sera un virage important et cet axe sera la même jusqu’en 2011. Ainsi, l’apprentissage va commencer par la pratique des armes. En seconde, la technique de la petite canne est le contenu essentiel des 12 séances du cycle trimestriel (acquisition d’un enchaînement très dynamique et exercices à2). En première, le contenu est élaboré à partir d’une forme très rapide du style Yang (on est alors très proche des arts dits externes comme le kung fu). En terminale, c’est la technique du long bâton qui est choisie.
Quant à l’option, l’apprentissage de la longue forme en 108 postures du style Yang est possible, grâce aux longues plages horaires. Il est complété par l’apprentissage d’un enchaînement complet à l’épée traditionnelle. Progressivement, les techniques à 2 vont également s’orienter vers un côté plus martial : les tuishous se rapprochent de ce qui est institué lors des compétitions.
Les élèves s’engageant en seconde sur ce corpus doivent également consacrer un semestre entier à l’étude de l’escrime occidentale. La complicité avec Valérie Galli, professeur chargée de cet enseignement permet de construire des ponts entre pratique orientale et pratique occidentale. Et les rapprochements sont si nombreux qu’entre escrimeurs et pratiquants de taiji, cette complicité fera tache d’huile et perdurera les 3 années lycéennes.
Cette organisation restera sensiblement la même pour les quinze années qui vont suivre, même lorsque toutes ces activités seront transférées au Lycée Laure Gatet (il faudra quand même 2 bonnes années pour que ce transfert soit intégralement institué).
De nouvelles plages horaires vont compléter l’offre générale : les mercredis après midi de l’UNSS voient la création d’un « Pôle d’activité » entièrement consacré au taijiquan et ouvert à tous les lycéens de Périgueux. Arrivent alors de nombreux élèves d’autres lycées. Il y a beaucoup de curieux, beaucoup de visites épisodiques, et la fréquentation de ce pôle est assez fluctuant. C’est pourquoi son contenu va se préciser et se diriger vers une séance dédoublée : le long travail énergétique d’abord, suivi d’une préparation aux tuishous de compétition. Les élèves présentent une équipe aux championnats nationaux fédéraux. Avec réussite, d’ailleurs, puisque certains sont champions de France et l’un d’eux même vice-champion d’Europe (à Saint Petersbourg en 2004).
Par la suite, l’intérêt des élèves pour l’aspect martial du taijiquan amène l’introduction du si difficile et si complexe apprentissage du sanshou, ensemble codifié de postures à 2.
Au cours des années, des modifications substantielles apparaissent. L’enseignement s’enrichit naturellement d’une expérience de plus en plus importante, riche de « feed backs » d’auto-observation, de révisions, d’amendements. Les nouveaux textes officiels, plus réducteurs, influent sur le contenu des classes terminales : le taijiquan ne peut plus figurer comme tel. Un subterfuge est trouvé : Qu’à cela ne tienne, il sera baptisé « chorégraphie collective » qui est une activité officielle. Alors, les élèves de terminale vont, après avoir appris de nouveaux enchaînements (au sabre et à l’éventail) devoir composer une chorégraphie à plusieurs et avec un support musical. L’aspect esthétique se révèle de lui-même et le taijiquan lycéen s’enrichit encore d’une autre facette.
Quant à l’option, pendant cette longue période, elle constitue le « cœur » du système, puisque les élèves engagés apparaissent comme les pionniers. Leur compétence et leur comportement en fait des modèles. Certaines jeunes filles sont indéracinables et désarçonnent aisément leurs challengers masculins. Le travail martial porte ses fruits. Une forme longue rapide est pendant longtemps le creuset de l’apprentissage. Elle est complétée par des formes longues au sabre et à l’éventail. La forme 108 pas de style yang est toujours enseignée. Ainsi, les élèves assidus quittent le lycée avec une valise bien remplie.
Le taijiquan a alors acquis sa place légitime au sein de l’éducation nationale, non pas comme un art « différent » mais comme une voie intégrée. Il est dans le domaine de l’EPS puisqu’il agit sur l’appropriation de conduites motrices, l’affinement de la perception des rapports au monde, l’amélioration de la souplesse, de la latéralisation, de la précision du geste, etc… Son exotisme apporte néanmoins un regard « croisé » sur notre propre champ culturel (y compris sur notre « culture » du corps). Cette particularité ouvre l’esprit sur une culture différente, et véhicule alors une donnée morale : l’ouverture vers l’altérité.
La méthodologie
Elle aussi a évolué au gré des 20 ans d’enseignement. Les débuts reprenaient un peu l’image d’Epinal de la transmission orientale, avec la volonté de se démarquer des us et coutumes de l’enseignement officiel. La candeur des élèves pouvait favoriser une telle attitude.
Cependant, assez rapidement, la pédagogie utilisée s’est très diversifiée.
A la fin du parcours, elle prend un tour plus personnalisé, dans la mesure où l’expérience et la réflexion ont engagé à un perfectionnement continu, ponctué parfois de révisions drastiques.
Les dernières années d’enseignement font appel à des situations et des attitudes pédagogiques très contrastées, parfois au cours de la même séance : d’une modélisation très directive à la mise en place de situations de découverte très ouvertes.
Par exemple, l’acquisition de fondamentaux lors des premières postures de la séance se fait en suivant le professeur comme modèle de mouvement, en silence total pendant de longues minutes. Mais le temps suivant, au cours de la même séance, propose des situations de jeux, où les élèves vont chercher eux-mêmes des schémas moteurs propices à la réussite (déséquilibrer le partenaire, ou rester indéracinable, sont alors les seules consignes).
Ou bien, en terminale, l’apprentissage de l’enchaînement postural sera très exigeant en éloignant toute fantaisie ou approximation, mais en laissant libre cours à l’imagination dans la construction chorégraphique ou les choix musicaux.
Cette alternance s’appuie sur une conviction d’ordre psychopédagogique : que l’élève (l’« apprenant » selon les nouveaux lexiques) a besoin de deux temps : un d’ingurgitation, d’apprentissage rigoureux, et un autre de « digestion », d’appropriation personnelle. Piaget appelait ça l’assimilation et l’accommodation. Même si le vieux psychologue a été depuis contesté, ce schéma guide la trame de l’enseignement du taiji lycéen.
L’alternance joue aussi, à l’intérieur du cours, entre activité intense et pauses pendant lesquelles sont abordées des questions plus générales, le « quart d’heure philosophique » comme l’ont baptisé certains élèves. Pendant ces moments, et sans plan préétabli, la parole peut être ouverte, un peu selon la « maïeutique socratique », ou bien des questions très théoriques sont lancées sur des sujets variés (civilisation et pensée chinoise, aspects énergétiques traditionnels ou même métaphysiques). Cependant, ce qui est de loin le plus prisé par les élèves, c’est l’histoire, le conte, la petite narration qui relève de l’aphorisme, de l’ellipse, du paradoxe, de la mythologie.
Ainsi, la boucle est bouclée et l’enseignement revient naturellement dans un modèle plus traditionnel.
D’ailleurs, la proximité des élèves et les longs moments passés avec le professeur ne laissent à aucun moment place à un type de relation autre que celui de professeur à élèves. Les élèves témoignent de l’importance qu’ont prise ces cours dans leur maturation d’adolescent, mais la distance affective est soigneusement entretenue.
Ainsi, l’enseignant met en avant en permanence l’activité elle-même comme vecteur de changement, comme appropriation culturelle.
Réflexions pédagogiques
La question essentielle qui prime en matière d’enseignement du taijiquan, mais également quant à l’enseignement de la danse, de l’athlétisme ou de la natation, ou de tout autre art du mouvement, est la suivante :
« Peut-on imaginer une pédagogie particulière à cet enseignement qui échapperait à tout point commun avec la transmission d’autres conduites motrices ? »
Pour réfléchir à cette question, il faut donc s’en poser une autre, qui, elle concerne ce que l’on pourrait appeler la « technique » c’est à dire la production du mouvement :
« Dans un art quel qu’il soit, y-a-t-il un mouvement qui s’affranchit complètement de l’ensemble des possibles d’un art autre et différent ? »
Si l’on répond oui à ces deux questions, on se pose dans une démarche sectaire, au sens étymologique du mot, c’est à dire : « coupé du reste ».
Si l’on répond non, on considère, comme la majorité de la communauté scientifique et philosophique, que le mouvement humain est un et universel, c’est à dire qu’il n’y a pas de différence de nature entre les hommes, mais juste des variations culturelles entre lesquelles toute passerelle est possible (certains même, tels CG Jung ou Mircea Eliade, y voient un fond commun).
Il est important de montrer que véhiculer des techniques exotiques ne doit pas s’accompagner d’un affranchissement de la réflexion sur la pédagogie du mouvement, de ses voies expérimentales, universitaires ou phénoménologiques. Bien au contraire. Penser, par exemple, que bien transmettre un savoir ne peut se faire qu’en vase clos et dans une relation univoque entre un maître et un élève, relève de l’obscurantisme. Toute la recherche en pédagogie nous montre, en particulier la pédagogie de la motricité, que le dressage n’est ni efficace sur le plan moteur, ni souhaitable sur le plan moral.
D’autre part, il est imprudent, et inefficace, voire illusoire que laisser les élèves uniquement dans des situations de découverte et de création. L’élève ne peut pas seul reconstruire tout ce qui a été découvert, réfléchi, peaufiné et transmis avant lui. Cependant, il a besoin nécessairement d’un champ d’activité où il va pouvoir expérimenter, hors apprentissage, les conduites motrices nouvelles qui lui ont été enseignées. Le philosophe Merleau-Ponty disait à ce propos que nous construisons le monde en même temps que nous nous construisons nous mêmes, à peu près ce que dit le Dalaï Lama dans ses enseignements.
Cette dialectique entre imitation et création est facteur de transformation, de progrès et de liberté.