les carnets de JJS, page 24
A qui devons-nous rendre grâce ?
L’écriture du Jeu des Cinq Animaux a soulevé de nombreuses et nouvelles questions concernant notre rapport aux autres animaux, en redéfinissant un rapport de l’Homme avec la Nature ( en contestant même cette séparation) .
Nous avons terminé nos réflexions de 2024 en interrogeant Claude Lévi-Strauss sur la question du mythe. Commençons la nouvelle année avec Baptiste Morizot.
Dans Manières d’être vivant, il s’interroge à propos du culte des ancêtres dans les traditions asiatiques ( il aurait pu élargir aux traditions africaines ou amérindiennes), en formulant ainsi sa question : Quel type de don mérite notre gratitude ?
De nos jours, nous considérons que le rapport don/gratitude sous-entend qu’il n’y a de don qu’intentionnel. Autrement dit, « n’est un don impliquant gratitude que ce qui nous a été donné volontairement ».
A contrario, tout don qui n’a pas été fait volontairement n’est pas considéré comme un « vrai » don et n’appelle pas en retour, une posture de gratitude.
Or, la plupart des civilisations antiques que l’on pourrait qualifier de « traditionnelles », étaient mues par le concept de don quotidien, ou permanent, permettant la vie , voire la survie. Les fruits et les plantes, le gibier, et même l’eau bue et l’air respiré en constituaient l’essentiel. Offrandes et rituels n’entraient pas dans des attitudes ponctuelles de gratitude ou de remerciement, mais de sacralisation, d’entretien de la permanence, la « Nature » ne s’offrant pas consciemment.
En tant qu’anthropologue, à la suite de Bruno Latour, Baptiste Morizot voit dans l’avènement des monothéismes la cause de cette mutation vers l’homme d’aujourd’hui. On a conféré au Dieu unique une posture consciente, intentionnelle. Il agit volontairement et sa volonté consciente nécessite en retour soumission et gratitude (« Notre Père qui êtes aux Cieux… donnez-nous notre pain quotidien… »). Morizot poursuit sa réflexion ainsi :
Lorsque plus tard on a cessé de croire en Dieu, renonçant aux Benedicte quotidiens pour le remercier du pain sur la table, nous n’avons pas su réinvestir cette gratitude vers ce qui nous donne effectivement le pain et l’eau : les dynamiques écologiques et les flux vivants de l’évolution qui circulent dans la biosphère et fondent la continuité…Or le culte des ancêtres est une forme rituelle anthropologique qui a esquivé ce malentendu métaphysique… C’est aux ancêtres préhumains qu’il s’agit de rendre grâce, car ils ont été bien plus nombreux et bien plus généreux envers nous de toutes les puissances corporelles, mentales, affectives et vitales qui nous font, que ces quelques arrière-grands-parents qui nous ont légué un nom de famille, une montre en or, une maison de campagne ou un lopin de terre (Baptiste Morizot, Manières d’être vivant, page 171)
Perpétuer les danses rituelles -et le Jeu du qigong des Cinq Animaux en est une – ne nous inscrit pas dans une attitude de théâtralisation souriante, ni de servilité par rapport à une généalogie approximative, mais nous engage, par le mouvement ritualisé, à une présence au monde singulière. La modernité peut la qualifier d’archaïque, les détracteurs peuvent y voir une attitude mystique (ce qui relève de l’anachronisme). On pourrait dire qu’il s’agit simplement de rendre grâce à la vie quotidienne et multiforme.
JJ Sagot
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