les carnets de JJS, page 11
Les fileuses de Vélasquez (1)
Bien sûr, quand on entre pour la première fois au Musée du Prado, on est impatient de contempler le chef d’œuvre de Vélasquez, les Ménines, dont la renommée est considérable. Ce tableau a été mille fois reproduit, analysé, commenté. Picasso, grand admirateur de Vélasquez, en a décliné de multiples versions et Michel Foucault l’a choisi comme objet d’étude pour l’introduction de son ouvrage « Les mots et les choses ». Et, face au chef d’œuvre, on est évidemment subjugué, à la fois par sa facture et par l’intrigue inhérente à la mise en scène.
Mais si nos pas nous entraînent dans la salle contigüe, nous allons nous frotter à une intrigue d’un autre calibre. Là, la toile qui nous attend, de dimensions un peu moins respectables, semble cependant faire pendant aux Ménines. En effet « Les Fileuses », également dénommée « La Fable d’Arachné », foisonne elle aussi de personnages dont la place est bien établie sur plusieurs plans successifs. Mais l’histoire qui nous y est contée n’est pas celle de la cour des Rois d’Espagne, c’est une histoire qui a sa source dans la mythologie grecque. Alors, si Foucault sait convoquer les Ménines pour s’interroger sur la psyché humaine, les Fileuses vont nous engager dans une question d’ordre métaphysique.
Comme dans les Ménines, notre regard n’est qu’un regard parmi d’autres. Si la construction du tableau fait référence au théâtre et à son symbolisme, notre place est, comme au théâtre, « aspirée » par les autres plans. Le rideau ouvert sur le côté signifierait que nous faisons partie de l’histoire ; les regards croisés, les effets reflets, les dédoublements des personnages nous embarquent dans un labyrinthe de miroirs transparents ou réfléchissants, comme dans ces « Palais de glaces » que nous rencontrons encore dans les fêtes foraines. C’est pourquoi, à la lecture des commentaires des experts en histoire de l’art, on est peu étonné des nombreux points de vue divergents, certains semblant cocasses quand on y lit par exemple que Vélasquez est un précurseur de la lutte des classes. Soyons sérieux, et gardons en filigrane la même question que celle de Théophile Gauthier devant les Ménines : « Où est le tableau ? ».
Les commentaires mentionnent évidemment les deux plans hiérarchisés, le premier mettant en scène des fileuses de laine de condition populaire, dans leur travail quotidien, le second des femmes de bien plus haute condition dans une scène plus circonstanciée. Le personnage avec un casque indique même que cette scène est certainement liée à la mythologie et donc instille à l’ensemble une signification globale. Je dirais, avec mon regard de non-spécialiste, qu’il y a en fait quatre plans et non deux à ce tableau, si on considère l’effet théâtral qui nous associe à l’histoire, et si on prend en compte la toile représentée tout au fond et qui est un emprunt à l’Enlèvement d’Europe par Le Titien revisité, nous disent les historiens d’art, par Rubens. Cet ensemble devient ainsi très vaste et le jeu des rapports entre les strates engendre un questionnement multiple. Les historiens nous renseignent, documents à l’appui, que Vélasquez fait ici référence au récit mythologique ayant Arachné pour héroïne. La version d’Ovide (dans les Métamorphoses, Livre Six) est la plus connue, et il est nécessaire, pour que notre réflexion prenne en compte la totalité de la narration, de s’appuyer sur la version complète de l’auteur. L’histoire vous sera contée la semaine prochaine et nous pourrons aussi nous demander en quoi ce tableau, cette histoire ont un lien avec la Fille de Jade et nos arts corporels.
JJ Sagot
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