les carnets de JJS, page 19
La fabuleuse histoire de l’ours (5)
Anthropologies -suite-
Lors de séminaires et de rencontres informelles, j’ai eu l’occasion d’écouter David Palmer, l’un des chercheurs les plus incontestables dans le domaine de la genèse des arts corporels chinois. Sa grille d’analyse de l’histoire de la diffusion des arts corporels d’Extrême-Orient est basée sur le schéma de Philippe Descola, énoncé dans la page de carnet précédente.
Selon lui, l’origine des arts corporels chinois est plutôt animiste : l’imitation des animaux est corporelle, l’identification est aisée grâce à la porosité entre les âmes des vivants. Elle a pour objectif d’augmenter la puissance d’agir par intégration d’images, d’histoires, de mythes.
Mais, à l’époque contemporaine (à partir du début du XXème siècle), l’efficience des arts martiaux et arts de santé chinois se fracasse contre l’efficacité occidentale (militaire, sportive, médicale, etc…). Alors la Chine imite l’Occident sur la plupart des plans, politique, scientifique, technologique, industriel, culturel etc… jusque dans les comportements, par exemple dans l’habillement et la coiffure (A la Grande Ourse, nous honorons la tenue léopard dont s’affublaient les pratiquants shanghaïens en imitation de Johnny Weissmuller).
Donc, de l’animisme originel, l’ontologie glisse vers le naturalisme qui sous-tend la conception occidentale : le primat de l’homme conscient et différent du reste du vivant.
Dans les années 50 et 60, le pouvoir chinois retourne la question en une attitude plus que paradoxale : il cherche à justifier les techniques ancestrales par l’analyse scientifique. Par exemple dans l’expérimentation du qi avec des machines technologiques, la copie des attitudes occidentales dans la médecine traditionnelle chinoise, le port de blouses blanches, etc…)
Il promeut ensuite une mise en ordre analogique en s’appuyant et en revisitant la tradition chinoise. On reprend les analogies et correspondances entre l’homme et le cosmos (par exemple la Carte de la Culture et de la Perfection*), on réhabilite les liens entre astrologie, alchimie, yi king ; la géométrie traditionnelle réapparaît ( feng shui, symbolisme des montagnes sacrées) …
Le pouvoir maoïste met tout son poids dans cette mise en ordre en organisant les arts corporels chinois. Il invente le terme de qi gong , il organise le taichichuan en 5 styles, le fait pratiquer en d’immenses mouvements de foule, le promeut sous forme de compétitions.
Il « digère » certaines représentations plutôt que s’y heurter ( d‘où les 5 étoiles sur le drapeau rouge dont le symbolisme a été « bricolé »*)
La phase suivante a été la diffusion et la commercialisation vers l’Occident de toute cette inversion. Les écoles pullulent à Shaolin, les représentations scéniques sont de plus en plus fastueuses…
Le paradoxe lui-même s’est retourné ! Aujourd’hui, par l’accélération de la mondialisation, les techniques composites et syncrétiques générées par l’Occident (à la suite du New Age) reviennent vers la Chine, habillées aux couleurs chinoises et assimilées sans critique, avec la farandole d’arts composites, d’organisations sectaires, de pratiques superstitieuses.
Que va engendrer l’avenir proche avec l’accélération de la communication technologique, la vampirisation des réseaux sociaux, le fatras des fausses informations, la confusion généralisée ?
Que faire ?
Lorsque je me suis attelé à l’étude et l’enseignement du Jeu des Cinq Animaux, la méthode de qigong qui nous est « vendue » comme la plus ancienne des méthodes, en Chine et en Occident (voir plus haut), je me suis efforcé de concevoir un réarrangement (selon le terme de Marcel Granet) en tant que méthodologie s’appuyant sur une rigueur
- dans la collection des sources
- dans leur étude via les historiens, sinologues, anthropologues reconnus.
- dans leur apprentissage par des canaux authentifiés (maîtres et enseignants reconnus verticalement et horizontalement, c’est-à-dire dans une filiation authentique et une reconnaissance par les pairs)
- dans leur étude critique à la lumière de la didactique et pédagogie contemporaines.
Quant à l’insertion dans la grille de Descola, la méthodologie prend en compte les origines animistes, ne peut s’extraire du champ contemporain naturaliste, et s’organise selon une mise en ordre analogique et symbolique. Elle prend sa distance avec le totémisme, celui-ci étant hors de notre psychè actuelle, même si la réflexion émergeante sur le vivant dans la réflexion contemporaine peut être source de renouveau, à l’écart des pseudo-apprentis sorciers et autres chamanismes auto-proclamés(cf. Baptiste Morizot).
Mon travail n’aurait pas été publié sans le regard approbateur des éminents spécialistes, sinologues et anthropologues qui l’ont supervisé.
JJ Sagot
· la Carte de la Culture et de la Perfection, les 5 étoiles du drapeau chinois feront l’objet d’un développement dans des pages de carnet à venir…
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